TÉRENCE

TÉRENCE
TÉRENCE

Plaute et Térence, qui, faute d’autres œuvres conservées, apparaissent comme les seuls représentants qualifiés du théâtre comique des Latins, demeurent, depuis quelque vingt siècles, joints en une sorte de diptyque plus commode pour l’enseignement des manuels que conforme à la réalité. Plaute y fait figure d’éminent «farceur», doué de toutes les vertus d’exubérance; Térence, par contraste, apparaît comme un «délicat», moralisant et sensible. L’antithèse peut, à la rigueur, se justifier dans son ensemble. Les deux auteurs recourent aux mêmes modèles de la comédie hellénique; ils leur empruntent les mêmes formules scéniques, les mêmes situations, la même galerie de types. Mais il y a entre eux vingt années d’intervalle, c’est-à-dire tout l’espace d’une génération. Il y a, notamment, l’œuvre de Caecilius Statius, un Gaulois de Cisalpine, auteur d’environ quarante comédies, dont il ne nous reste pas trois cents vers, et que Cicéron plaçait au premier rang des comiques latins. Vingt années, cela peut suffire pour une transformation notable du goût et, partant, pour que se manifeste chez un écrivain l’intention délibérée de faire triompher des valeurs modernes. C’est ainsi que l’on assiste, vers 165, à la libération extrême d’un courant de culture, lequel cherchait, tant bien que mal, à s’imposer dans les lettres latines; et par là, par une affirmation retardée, mais fort nette, de la primauté grecque, un cercle comme celui de Scipion Emilien peut être considéré comme un «club» d’avant-garde. Dans le milieu raffiné où pénètre Térence, tous ses compagnons sont très jeunes. Lui-même a vingt ans à peine quand il donne sa première pièce.

Le répertoire de Térence

Publius Terentius Afer, dans sa courte existence – il est né en Afrique et vint à Rome très jeune, il est mort vers sa trentième année au cours d’un voyage en Grèce –, a écrit six comédies dont l’ordre, sinon la chronologie exacte, est à peu près établi, et qui est proche de celui des manuscrits: Andria (surnom de femme), Eunuchus , Hecyra (la belle-mère), Heautontimoroumenos (le bourreau de soi-même), Phormio (imité en partie par Molière dans Les Fourberies de Scapin ) et Adelphi (les frères). Cette suite traduit assez bien comment l’auteur a, peu à peu, trouvé sa voie dans le domaine de ce que G. Meredith appelle la high comedy .

Après Andria , qui est une comédie bien faite, encore qu’un peu lente, et très grecque de ton, le jeune dramaturge, soucieux sans doute de s’attacher le «parterre», fait jouer L’Eunuque où se manifeste une nette intention bouffonne. La pièce connaît le succès, mais elle est de qualité discutable, et sa réussite même a pu paraître à son auteur et à ses amis d’assez mauvais aloi pour qu’il décide de revenir à sa première formule, qui convenait à «l’intelligentsia» de l’époque. Or L’Hécyre est un échec; d’où une nouvelle tentative, avec L’Heautontimoroumenos , dans le sens de L’Eunuque , cette fois, plus heureuse. C’est avec Le Phormio , comédie justement équilibrée, comportant exactement ce qu’il faut de mouvement «farcesque», et, surtout, avec Les Adelphes , que Térence, après avoir ainsi balancé entre deux exigences, celle du populaire et celle des délicats, trouve enfin sa forme dramatique. Elle est, de toute évidence, plus grecque que latine, mais le poète, tout en suivant volontiers ses chers modèles, ne garde pas moins le mérite d’avoir un art original dans le maniement des thèmes et des procédés comiques.

Valeurs et enseignements

Un théâtre de jeunesse

Africain d’origine, peut-être natif de Carthage, et «déraciné» dès son plus jeune âge, Térence subit l’influence d’un groupe d’hommes qui ne jurent que par les lettres helléniques. Ils goûtent à plein l’émerveillement d’être, comme dit Sainte-Beuve, «d’une même volée», et se sentent promis à une tâche commune: assimiler au mieux l’héritage des générations précédentes, mais également, et avant tout, faire triompher les idées de la nouvelle école. Ces idées, volontiers «contestataires», circulent librement à travers conversations et lectures, et comme, pour reprendre une boutade de Nietzsche, «un grand homme n’a pas seulement son esprit, mais aussi celui de ses amis», les comédies de Térence reflètent si nettement la mentalité et les tendances de son «équipe», qu’on a tendu parfois à voir en elles le produit d’une collaboration. C’est là chercher à leur auteur une vaine et fausse querelle: elles traduisent tout simplement les aspirations d’une époque et aussi d’un âge de la vie. Ce poète sortant à peine de l’adolescence, recueilli, éduqué, puis affranchi par son maître, Terentius Lucanus, et que Suétone, son biographe, dépeint comme un être fragile, «de taille moyenne, le corps frêle, le teint brun», nous fait songer au petit berbère d’André Gide. Son théâtre apparaît comme un théâtre de la jeunesse, un composé de revendications sentimentales et modérément sociales. Qui dit jeunesse, dit à la fois, admirations exclusives, parti pris dans la révolte comme dans l’obédience, irrévérence et désinvolture. Ce sont autant de traits qu’on relève chez l’auteur latin; notamment dans ses prologues. Le prologue, simple exposition chez les Grecs – assez proche du programme d’aujourd’hui –, était déjà devenu, chez Plaute, selon l’heureuse formule de P. Fabia, «un sommaire encadré dans des actualités», susceptible d’allécher le public et de le rendre attentif au spectacle. Térence, plus «homme de lettres» que son prédécesseur, et contraint de lutter contre des adversaires qui s’en prenaient au style de sa dramaturgie, en fait une sorte de manifeste polémique présenté sur un ton fort acerbe, qui ne ressemble guère à celui des comédies. C’est pourquoi on s’est demandé quelquefois si ces préfaces devaient être portées au compte de Térence lui-même ou à celui de certains de ses «présentateurs». Mais c’est là une querelle «à l’allemande», sur laquelle il semble difficile de se prononcer. Mieux vaut considérer sa technique qu’il a, dans le vif du théâtre, gaillardement soutenue, face à ses rivaux. De même Molière luttera contre les siens, pied à pied. Surtout, quitte à déconcerter le public de la «cavea» romaine, Térence renouvelle entièrement la psychologie des personnages obligés de la comédie prisée par la plèbe. Tel philologue parle, à ce propos, d’un «renversement de toutes les traditions». En réalité, la volonté de faire ressortir l’humain dans les types les plus conventionnels, valut justement à Térence de se voir décerner, par Varron, la palme d’un «peseur d’âmes». À dire vrai, pareille tentative ne va pas jusqu’à la création de «types éternels», comparables à ceux de Poquelin – ou même de Plaute. Térence ne possède pas assez de force créatrice. Il se contente, en quelque sorte, d’appliquer à la comédie l’adage socratique, en ramenant, au lieu de le dépayser, le spectateur à une plus proche connaissance de soi. Au-delà des conventions du tréteau, il propose des êtres de qualité moyenne, dans lesquels chacun peut se retrouver sans effort, et, le cas échéant, se juger à sa guise. C’est dire, du même coup, que les types du vieux répertoire ont cessé d’être de simples exemplaires sociaux (pareils à ceux de la comédie italienne, du Guignol lyonnais, ou du «théâtre de boulevard»), pour devenir des personnes.

La galerie des personnages

La courtisane, «mauvaise femme», amorale, perfide et cupide, s’est transformée, dans L’Hécyre , en une sorte de Dame aux camélias, pénétrée d’affection sensible, et ses sœurs mineures en fonction de galanterie, annoncent, par plus d’un trait, les «bonnes filles» du théâtre élisabéthain, voire la putain au grand cœur, consacrée par les Modernes. La matrone acariâtre se change en une âme pétrie de tendresse, exerçant sur les siens une calme influence, et toujours prête à se sacrifier pour sa progéniture. Les vieillards, traditionnellement dupés par leurs fils et leurs valets de maison, ont abdiqué malice et paillardise, pour se muer en bons pères de famille, à la façon de Diderot. On songe, en particulier, à celui de L’Heautontimoroumenos , le plus caractéristique. Par l’effet d’une certaine pudeur masculine, et foncièrement méridionale, parce qu’il n’a jamais osé dire à son fils à quel point il l’aimait, encore qu’il s’opposât à ses fantaisies juvéniles, le bonhomme l’a laissé partir au loin, et, depuis, se ronge de chagrin, allant jusqu’à se punir en secret de son attitude. C’est toute la psychologie du personnage de César dans la trilogie de Marcel Pagnol. Il faut dire, et ceci explique cela, que les jeunes gens, dotés de parents si compréhensifs, loin d’être eux-mêmes, conformément à la spécification de la coutume farcesque selon le mode plautinien, de simple fêtards ou des amateurs de la chair, apparaissent comme des amoureux ingénus et candides – quelquefois un peu bêtes, comme les coquebins du Phormio –, qui raisonnent leur passion, et qui se tourmentent à l’infini, non sans quelque délectation. Car ils philosophent beaucoup – probablement à la façon de leur créateur. Mais, «à nul âge, dit avec raison Maurice Barrès, on ne philosophe plus volontiers qu’à vingt ans». Plus tard, le blasement venu des idées et des formes, primum vivere ... Ici, c’est la nature qui parle, toute simple, parce que la jeunesse est, par excellence, le temps des illusions nécessaires, des soucis sentimentaux, des complications et des scrupules – un temps dont se souviennent à propos, grâce aux dieux, les «patres familias» à l’instant où ils éprouvent la tentation de sévir au nom de l’ancienne morale. La jeunesse n’est objet de drame que si elle est indécise et complexe, si l’on retrouve en elle l’agôn aristotélicien entre la pureté et les instincts de l’homme, si elle est, enfin, habilement confrontée avec ses aboutissements de l’âge mûr. Térence présente une image vivante et vraie du «mal de la jeunesse», saisi et analysé dans son époque. Combien, par exemple, paraît attachant ce Chéréa de L’Eunuque , frère du Chérubin de Beaumarchais, comme lui polisson aimable, aussi bien qu’il est impétueux.

Si Térence a excellé dans une certaine peinture de l’amour, c’est que l’amour, dans tous les temps, demeure le «cher souci», volontiers exclusif, de la jeunesse – un amour lié à la faiblesse qui est, à la fois, la vérité dernière de notre nature, et le secret de toute séduction; et aussi parce que l’Africain portait en lui déjà un peu de l’âme des troubadours médiévaux, d’un Musset et d’un Paul-Jean Toulet. Même si on ne peut guère parler de «familles d’écrivains», il existe tout de même, dans la durée et dans l’espace, des correspondances naturelles entre les écrivains.

Tradition et modernisme

Dans cette œuvre tout concourt à la louange de la femme. C’est, en effet, un théâtre que domine un esprit féminin, pour ne pas dire féministe, encore qu’on y trouve certaines annonces d’une évolution qui, très rapidement, va se manifester dans l’histoire de la sensibilité romaine, et dans le corps social. Sans aller trop loin, qu’on songe à ces petits drames intimes de l’amour-tendresse, qui commandent l’action dans le répertoire de Marivaux. Pourquoi ne serait-ce pas là le fruit d’une expérience directe? Térence s’intéresse aussi, en particulier dans Les Adelphes , au problème des rapports entre les enfants et leur famille, ainsi qu’à l’éducation. Plus généralement, il pose les impératifs sociaux et les valeurs éthiques à remettre en question au sein d’une société en notable partie conservatrice et attachée à ses idoles. Cela devait certainement faire l’objet de maints propos entre jeunes gens: tradition et modernisme. Sans aller jusqu’à dire que la comédie de Térence traduit une profession de «disponibilité» humaniste, on ne saurait douter qu’il éprouve, en son for intérieur, quelque penchant pour la seconde solution ou, tout au moins, pour un «juste milieu» entre les deux formules en présence. C’est l’attitude d’un Panaitios, en philosophie, ou celle de Scipion, en politique, vers la fin de sa vie. En bref, le théâtre de l’Africain se présente, sur le plan de l’esprit ainsi que sur celui de l’art, comme une révélation assez comparable à celle des productions de Corneille dans le théâtre français. Comment nous apparaît-il avec le recul des siècles? Ni tout à fait sérieux ni franchement comique, le rire n’y figurant qu’à titre de diversion, pour faire passer les idées, doser, mettre en valeur et tempérer l’émotion; ni tout à fait grec ni tout à fait latin, mais plutôt portant la marque d’une génération ou d’un moment de la vie; un peu désincarné, sans doute, mais, dans la mesure où il s’arrache aux contingences du temps, bravant le goût commun, les exigences du parterre et le conformisme des auteurs concurrents – crânement engagé sur le chemin de la conquête humaniste. On a quelquefois tenu que l’Africain était une anomalie dans l’histoire des lettres latines. Pour le grand public de son époque, à coup sûr; aujourd’hui, pour les critiques soucieux avant tout de bien ordonner leurs étiquettes. Mais pour qui cherche dans ses pièces autre chose qu’un divertissement, elles brillent comme un chaînon précieux dans le fil continu de la sensibilité occidentale.

Les illustrations des manuscrits

Les illustrations des manuscrits de Térence sont relativement tardives: les commentateurs s’accordent, en effet, à les situer entre la fin du IIIe et la seconde moitié du IVe siècle. Selon certains, ces images seraient inspirées par la lecture du texte plus que par la représentation de celui-ci. Pourtant, il n’est pas interdit de s’interroger sur leur valeur documentaire, si l’on songe, notamment, que l’illustration a pu, en partie au moins, tirer profit de quelques reprises des comédies. De toute manière, ce qui frappe d’abord, du point de vue du geste et de la mimique, c’est la vive agitation que traduisent ces images, rappelant, par le caractère des postures, les documents iconographiques de la comédie italienne. C’est aussi le retour de quelques attitudes, où l’on peut soupçonner la trace d’une tradition mimique. Ces attitudes sont notées, et, pour ainsi dire, stylisées avec une outrance dans l’expression, qui répond tout à fait à celle que laissent deviner certaines indications tirées des comédies; et surtout l’importance donnée au jeu des mains, qui fera plus tard la célébrité des mimes, et qui provoquera l’admiration de Quintilien, dans son traité sur L’Institution oratoire .

Térence
(en lat. Publius Terentius Afer) (v. 190 - 159 av. J.-C.) poète comique latin. Esclave du sénateur Terentius Lucanus, qui l'affranchit. Six de ses comédies (de 166 à 160 av. J.-C.) nous sont parvenues, notam. l'Eunuque; Molière s'inspira de Phormion et des Adelphes (dans les Fourberies de Scapin et l'école des maris).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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